« L’OEUVRE D’ART
VIENT TARD
VIENT TOT
EST TARE
ETAUX
EST LARD
ESTL’EAU
EST DARD
EST D’EAU »
« L’OEUVRE D’ART
DARD TOT
ARCHI TOT
ARCHI TARD
D’ARTICHAUD
D’ARCHI FROID
D’ARC EN CIEL
D’ART QU’ENTERRE »
… extrait de « DARD TARE »1 de Jérôme Conscience pour que démarre un petit détour par son art qui des mots (tôt ou tard) n’est jamais avare! Son travail se concentre en effet sur la thématique du langage, il en explore les moments limites, lorsqu’il y a démultiplication, confusion voire perte de sens. “Montrer ce qui est dit sans être dit quand on parle”, mettre les gens en face de ce qu’ils sont”, signifier la libido puisqu’elle constitue “l’essence du langage” tels sont les objectifs à travers cette démarche dont il évoque “l’aspect politique”, le fait de s’attaquer aux règles du langage induisant une remise en cause des règles sociales2.
Les mots, solitaires ou regroupés dans une phrase, sont peints au pochoir, parfois sérigraphiés, sur différents types de supports rectangulaires (toile blanche, tôle noire, violette, bois incolore, noir…) selon une unique police, claire et épurée, le Futura. Ils occupent le centre de leur support monochrome, entourés d’un espace virginal qui affirme leur présence tout en soulignant un retrait face à l’espace environnant (mur, sol, plafond…). Présentés seuls ou associés soit à des photographies de nus féminins soit à des installations, ils constituent le titre de l’oeuvre. Quelle que soit la technique utilisée, le geste de l’artiste (intervention directe dans les peintures, absence d’interventions dans les sérigraphies) demeure imperceptible, l’intime est présenté de manière impersonnelle.
La précision visuelle de l’énoncé nous égare, elle annonce celle du sens qui s’absente pourtant constamment. Tout en conservant son essence sonore intrinsèquement liée à la lisibilité mais aussi à la musicalité des mots, le langage s’est transformé, il a acquis une existence visuelle qui lui permet d’explorer de nouvelles voies. Il peut désormais s’affranchir des règles qui le limitait à la fonction primaire, à savoir la communication vocale de la pensée – soumise à l’objectif de la compréhension mais aussi aux conventions sociales – entre plusieurs interlocuteurs, pour se consacrer à l’expression de propos limites voire proscrits du langage “classique”: l’intime, la libido (des sens indécents?!), le sens démultiplié et le non sens. Désormais accessible à l’oeil, il peut gagner en complexité. Relisons à ce sujet un passage d’Alice aux pays des merveilles, lorsque la Duchesse affirme à Alice: “Ne vous imaginez pas être différente de ce qu’il eût pu sembler à autrui que vous fussiez ou eussiez pu être en restant identique à ce que vous fûtes sans jamais paraître autre que vous n’étiez avant d’être devenue ce que vous êtes”. Alice répond: “Je crois (…) que je comprendrais mieux cela si je le voyait écrit noir sur blanc; mais je crains de n’avoir pu vous suivre tout à fait tandis que vous le disiez”3. Plus le propos est complexe, plus il nécessite une compréhension par séquences ce qu’autorise la lecture (possibilité de relectures) contrairement à l’audition qui reste ponctuelle et immédiate.
L’enrichissement et/ou la perturbation du sens dans l’oeuvre de Jérôme Conscience repose sur des astuces visuelles et sonores qui superposent un ou plusieurs nouveaux sens au(x) mot(s) développé(s): des groupements de lettres s’opèrent par l’intermédiaire d’espacements et/ou de jeux de couleur (« CHAT LEURRE », « NENUPHARE »), une lettre ou l’enchaînement de mots homophones (« LNU »), une simple lettre, inaudible se voit ajoutée à la fin du mot (« ELLE A UN JOLIE PETIT CHAT ») créant une nouvelle entité, le “lapsus visuel”, …
Ainsi que nous l’avons précédemment signalé, ces mots sont parfois associés à des images (photographies de nus féminins) ou à des objets (installations). Penchons-nous sur le rapport qui s’établit entre ces deux composantes.
Lorsqu’ils sont juxtaposés à des photographies de nus féminins, les mots se présentent sur un support identique à ces dernières (matière, couleur, format) placés selon un même niveau de lecture. Nulle notion de subordination ici, la photo n’illustre pas les mots de même que les mots ne commentent pas la photo, ils se complètent: la portée érotique ou scabreuse des mots et de l’image est renforcée voire octroyée par leur confrontation (ex.: « ELLE AIME LES LANGUES » / photo de nu féminin). Le rythme de leur présentation (un groupement de mots ou lettres, un espacement, une photo), leur similitude (support identique, emplacement identique sur le support -au centre-, délimitation des mots par le corps des lettres / délimitation de la photo par le corps de la femme) mais aussi leur complémentarité contextuelle finissent par les identifier à une succession de signes, lettres ou figures, qui composerait une seule et même phrase organisée en plusieurs proportions (dans le sens grammatical du terme). La lisibilité de cette phrase mobiliserait deux modes de lecture habituellement dichotomiques, celui “successif” du langage et celui “simultané” de l’image ainsi évoqués par Jorge Luis Borges dans L’Aleph: “ce que virent mes yeux fut simultané: ce que je transcrirai, successif, car c’est ainsi qu’est le langage”4. Le brouillage du sens résulterait de l’inconfort généré par la coexistence de ces deux modes de lecture.
Dans les installations, la toile sur laquelle repose le(s) mot(s) est placée au coeur de l’oeuvre (ex.: dans « CORSAGE », elle est disposée sur le lit aux draps de satin bordeaux et ivoire qui composent l’installation), elle se trouve donc directement confrontée à la réalité en trois dimensions. Nous retrouvons la complémentarité entre les éléments de langage et les autres composantes de l’oeuvre (objet) mais cette fois-ci, les premières sont superposées, intégrées aux secondes et non juxtaposées. L’espacement qui existait entre les groupements de mots (ou lettres) et les photos dans les précédentes oeuvres disparaît, les mots sur toile plane sont comme “absorbés” par le déploiement en trois dimensions de l’installation. Le caractère “successif” du langage est déstabilisé, il se rapproche de la “simultanéité” de l’image. Comme dans les oeuvres précédentes, ce n’est pas directement le langage qui est opacifié mais sa perception par frôlement d’un autre type d’information visuelle. Jérôme Conscience n’en finit pas de brouiller les pistes du langage, le verbe, débarrassé du compréhensible conventionnel, devient volatile, il s’échappe, se libère, gagne l’essence… et perdure ce moment, lorsque l’imprécision contient le tout: “différer le sens, le retarder le plus longtemps possible parce que le sens est là, les ennuis commencent, n’est-ce pas!”5.
Cécile Desbaudard 2006
(1): Jérôme Conscience, extraits de « DARD TARE », écrit au printemps 1998, réalisé en Futura Light, imprimé par P. Voisin en avril 2001, édité à 21 exemplaires.
(2): Jérôme Conscience, propos recueillis par Cécile Desbaudard lors d’un entretien réalisé le 13 décembre 2005.
(3): Lewis Carroll, Tout Alice, 1979, GF Flammarion, Paris, p. 169.
(4): Jorge Luis Borges, L’Aleph, 2005, L’Imaginaire Gallimard, Paris, p. 207.
(5): Jean Le Gac, La Boîte de couleurs, 1995, FRAC de Picardie, Amiens, p. 8.